Le limogeage de Geoffrey Berman, procureur des États-Unis pour le district sud de New York, vise un homme qui a son mot à dire sur toutes les affaires sensibles de Donald Trump.
C’est un limogeage qui passe très mal aux États-Unis. La décision du président américain Donald Trump de renvoyer, samedi 20 juin, Geoffrey Berman, le procureur des États-Unis pour le district sud de New York (SDNY, Southern District of New York), a été perçue comme une atteinte grave à l’encontre du système judiciaire américain.
“Le président et le procureur général [William Barr, l’équivalent du ministre de la Justice, NDLR] viennent de remettre en cause le principe même d’impartialité de la justice qui est l’un des fondements de la démocratie et distingue les États-Unis des régimes autoritaires”, ont amèrement regretté 135 anciens membres du bureau du procureur du district sud de New York, dans une lettre ouverte publiée dimanche.
En charge des affaires judiciaires les plus importantes des États-Unis
Geoffrey Berman n’est, en effet, pas seulement un nouveau nom qui s’ajoute à la longue liste des personnes limogées par Donald Trump après avoir perdu sa confiance. Les procureurs des États-Unis pour le district sud de New York sont des personnalités qui comptent dans le paysage politico-judiciaire américain. James Comey, l’ancien directeur du FBI devenu l’une des bêtes noires de Donald Trump, a occupé ce poste, tout comme Preet Bharara, surnommé le “fléau” ou le “Shérif” de Wall Street et qui a été le prédécesseur de Geoffrey Berman. Même Rudy Giuliani, du temps où il n’était pas encore l’homme de main de Donald Trump, a servi comme procureur des États-Unis au SDNY avant de devenir maire de New York.
“C’est un poste politique – tous les 93 procureurs des États-Unis sont nommés par le Président – qui fait partie d’un parcours d’excellence et est souvent utilisé comme tremplin pour une carrière de premier plan”, résume Anne Deysine, spécialiste du système politique et judiciaire américain à l’université Paris Ouest Nanterre et auteure de « Les États-Unis et la démocratie », contactée par France 24.
Mais Donald Trump et son procureur général, William Barr, ne s’en sont pas seulement pris à un homme, aussi influent soit-il. En décapitant le SDNY, ils ont ouvert un front contre une institution perçue par le monde judiciaire comme “la plus puissante après le ministère de la Justice”.
Ce bureau, situé à Manhattan, “a la double réputation d’être extrêmement intègre et de poursuivre sans relâche la plupart des dossiers judiciaires les plus lourds et importants du pays”, souligne Anne Deysine. L’enquête sur le 11 septembre 2001, le démantèlement de la mafia new-yorkaise, le scandale Jeffrey Epstein, la plupart des affaires de corruption internationale ou de délits d’initiés à Wall Street sont de son ressort.
Les procureurs des États-Unis du district sud de New York aiment aussi à souligner leur attachement à l’indépendance absolue par rapport au pouvoir politique. À tel point que le bureau a gagné, dans le milieu judiciaire, le surnom de “Sovereign District of New York” (district souverain de New York). “La seule fois où Preet Bharara s’est vraiment fâché contre moi, c’est lorsque j’ai fait référence au procureur général des États-Unis comme mon ‘boss’. Il m’a répondu très sèchement que ce n’était ni mon chef, ni le sien, même si sur le papier c’est pourtant le cas”, a raconté Elie Honig, un ancien membre de l’équipe du bureau du SDNY, interrogé par Talking Feds, un podcast qui traite de l’actualité judiciaire américaine.
Menace contre les hommes et les affaires de Donald Trump
Pugnacité, intégrité et indépendance : une sainte trinité qui fait de ces procureurs new-yorkais “la principale menace pour Donald Trump”, avait déjà estimé en 2019 Chris Christie, l’ancien gouverneur du New Jersey et allié de longue date du président américain. L’empire Trump a, en effet, son siège à Manhattan, en plein dans la juridiction du bureau du district sud de New York.
En limogeant le démocrate déclaré Preet Bharara, en février 2017, Donald Trump espérait avoir trouvé quelqu’un de plus compréhensif en la personne de Geoffrey Berman. Après tout, ce républicain avait contribué financièrement à la campagne victorieuse de l’homme d’affaires.
Mais ce juriste a démontré qu’il avait su placer les valeurs du bureau du procureur des États-Unis au-dessus de sa loyauté au parti du président américain. Même Preet Bharara a reconnu que son successeur avait “perpétué la tradition d’indépendance et d’intégrité de la fonction”. Depuis sa nomination, Geoffrey Berman n’a pas eu peur “de s’attaquer aux proches et aux intérêts financiers de la Trump Organisation”, note Anne Deysine.
Il a fait condamner Michael Cohen, l’avocat personnel du président, à trois ans de prison s’est intéressé aux accusations de fraude portées contre la Deutsche Bank, la banque allemande qui a prêté des centaines de millions de dollars au magnat de l’immobilier, et a lancé une enquête sur le financement de la cérémonie d’inauguration de Donald Trump. Une procédure a aussi été ouverte à l’encontre de Rudy Giuliani, accusé d’avoir violé la loi en cherchant à salir la réputation du candidat démocrate Joe Biden.
Un limogeage mal ficelé
Dernier rebondissement en date, l’enquête visant la banque publique turque Halkbank, soupçonnée d’avoir violé l’embargo américain sur l’Iran, semble aussi gêner Donald Trump. Dans son livre à scandales sur le président, John Bolton, l’ancien conseiller à la Sécurité nationale, soutient que le locataire de la Maison Blanche aurait assuré en 2018 au président turc, Recep Tayyip Erdoğan, qu’il étoufferait cette affaire. Il lui suffirait de mettre “ses hommes” au bureau du procureur du district sud de New York, aurait-il dit au dirigeant turc…
Autant de bâtons dans les roues présidentielles qui auraient finalement décidé Donald Trump à se débarrasser du puissant procureur des États-Unis. Mais avec William Barr, ils se sont pris les pieds dans les subtilités juridiques. C’est, en effet, le procureur général qui avait annoncé, vendredi 19 juin, la démission de Geoffrey Berman et son remplacement par Jay Clayton, un juriste sans expérience dans le domaine de la procédure criminelle. « Que nenni ! », a répondu le procureur de New York, assurant qu’il ne partirait que si Donald Trump l’y forçait.
Un acte de rébellion qui a propulsé le face-à-face entre le bureau du procureur du district sud de New York et la Maison Blanche au centre de l’attention médiatique. William Barr a alors assuré que Donald Trump avait décidé du limogeage, mais la levée de boucliers suscitée par cet acte d’autorité l’a obligé à faire une concession de taille. Il a dû accepter que l’intérim, jusqu’à l’éventuelle confirmation de la nomination de Jay Clayton par le Sénat, soit assuré par l’adjointe de Geoffrey Berman : une démocrate à la réputation d’intégrité qui ne devrait pas faciliter les affaires de Donald Trump. “Pour l’instant, la résistance de Geoffrey Berman a marché, et Donald Trump et William Barr sont coincés”, conclut Anne Deysine. Le président a réussi à se débarrasser d’un menace… pour en hériter d’une autre.