A chaque fois que l’on évoque l’éventualité de la révision de la Constitution guinéenne, des juristes complexés, formatés et incapables de dépasser l’horizon dogmatique de leurs leçons de droit constitutionnel nous rabâchent le « principe » de l’intangibilité de certaines dispositions. Ils étalent ainsi leur incapacité à transcender la pensée unique servie aux Africains dans les années quatre-vingt-dix pour « nous aider » à consolider nos démocraties balbutiantes et mettre fin à la persistance des régimes autocratiques.
Nos juristes et autres politologues asservis par un « prêt-à-penser » bon marché entérinent ainsi l’idée qu’il faut « protéger les Africains contre eux-mêmes ». Par la même occasion, ils se laissent distraire du véritable objet du débat. Car en effet, ce dont il s’agit ici ne relève pas du Droit Constitutionnel. Il s’agit exclusivement de Politique. Il s’agit de la notion même de Démocratie et de la conception que l’on a d’une République. Il s’agit ni plus ni moins de décider ce que l’on fait du Droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes.
Ce droit à l’Autodétermination, qui donne au peuple la pleine liberté de choisir son gouvernement et la forme de son régime politique, s’entend indépendamment de toute contrainte, qu’elle soit étrangère ou interne. Personne ne peut décider à ma place dans quelle proportion et sur quelle période j’ai le droit d’exercer ma liberté d’opinion, mon libre arbitre.
Ce droit à décider par soi-même ne peut pas avoir existé pour quelques guinéens depuis 1958 et s’interrompre pour l’éternité à partir de 2010 pour tous les autres.
Il se trouve que, le 19 avril 2009, une centaine de guinéennes et de guinéens désignés par des entités hétéroclites de la société civile et de la classe politique d’alors ont adopté une constitution dans laquelle, ils ont rédigé des dispositions dites intangibles.
Ce faisant, ces personnes ont décidé pour l’éternité et sans les consulter, que des millions de guinéens n’auraient plus jamais le droit de modifier certaines règles de leur vivre en commun. Qu’ils soient vivants et en âge de voter à l’époque, ou mineurs ou même non encore nés ou même conçus, tous les Guinéens ont ainsi été condamnés à perpétuité à appliquer ce que d’autres Guinéens ont décidé avant eux et ce, quelque sera l’évolution des sciences, des idées, de l’histoire, de la sociologie et j’en passe.
Dès les prémices de l’ère des Lumières et de la Démocratie représentative, Montesquieu puis Rousseau avaient pourtant bien prédit l’émergence d’une oligarchie sélective confisquant la voix du Peuple. Que dire alors d’une pseudo-représentativité fondée sur la cooptation d’une centaine d’individus, en pleine transition militaire et sous la direction d’un Général-Président par intérim ? Au nom de quelle légitimité ces personnes se sont arrogé le droit de décider de ce que sera l’avenir politique de douze millions de Guinéens et de leurs descendants, sans aucune possibilité de changer certaines règles ?
Certes, ces « représentants » du passé, ont au moins eu la pudeur de ne pas dénommer leur entité « Assemblée » mais plutôt « Conseil ». Cependant, ils ont pensé pouvoir se dédouaner de leur incapacité à se débarrasser de deux dictatures successives en imposant aux Guinéens ce qu’ils ont estimé être la solution pour s’en préserver à l’avenir. Incapables de combattre Sékou Touré et Lansana Conté en leur temps, ils ont cru pouvoir exorciser leur complicité objective avec ces deux régimes en contraignant les générations futures à soulager leur propre conscience. Tout comme le médiocre contraint son enfant à faire des études supérieures pour se laver de son propre échec scolaire.
Mais alors, quitte à réparer les erreurs du passé, pourquoi ne sont-ils pas allés jusqu’au bout de leur logique ? Ils auraient également dû inscrire comme dispositions intangibles que « Nul ne peut être Président si il n’a pas le Baccalauréat au minimum » ou « Nul ne peut être Président si il a été Militaire » ou encore « Nul ne peut être Président si il a été Ministre avant 2010 ». Tant qu’à faire.
Au demeurant, la question n’est pas de savoir si ces Conseillers et cette Constitution sont légitimes ou pas. Ce débat est lui aussi inutile et futile. Nul ne peut seul s’arroger le droit de légiférer erga omnes et ad vitam aeternam. Pas même une Assemblée Nationale immaculée et peuplée d’anges adorables tenant leur légitimité de tous les Saints de tous les Cieux.
La question n’est pas non plus de savoir si d’autres Etats font la même chose ou pas. Les peuples décident par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le temps des grandes messes de La Baule est révolu et il y a longtemps que les démocraties occidentales ne sont plus des modèles.
Intéressons-nous d’ailleurs à deux des plus grandes puissances démocratiques du Monde qui, elles aussi, ont instauré la limitation des mandats présidentiels.
En France, seule la forme républicaine du Gouvernement est consacrée comme intangible par l’article 89 de la Constitution. A part cet élément fondamental sans lequel ce pays ne serait plus une Démocratie, aucune autre règle n’est soumise à cette intangibilité. Aucune. Quant à la Constitution américaine, aucun de ses sept grands chapitres ou de ses vingt-sept amendements n’est indiqué comme étant intangible. Aucun. Pas même le nombre de mandats présidentiels. Rappelons au passage que Ronald Reagan et Bill Clinton ont publiquement critiqué la limitation du mandat présidentiel lors de leurs seconds mandats. Ces deux démocraties fonctionnent pourtant parfaitement et il ne viendra jamais à l’esprit d’un constitutionnaliste français ou américain d’inclure des règles éternellement intangibles. Ce n’est pas pour autant que les lois fondamentales de ces deux pays sont tripatouillées et la Constitution américaine est sans doute la plus difficile du monde à réviser. Pour parvenir à cela, la France et les Etats Unis n’ont pas eu besoin d’infantiliser leur peuple et les générations futures. Jusqu’au bout, ils ont respecté et ils continuent de respecter la souveraineté populaire.
Pourquoi en serait-il autrement de nous alors que cette souveraineté sacrée est inscrite de la même manière dans notre propre Constitution ? Son article 2 nous rappelle que la souveraineté nationale « appartient au Peuple » et « qu’aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice ».
Cette souveraineté est pleine et entière. Elle ne se fractionne pas en parties négociables, intangibles, modifiables ou optionnelles. Soit on la respecte, soit on choisit un autre système politique que la Démocratie. Le débat est là et pas ailleurs.