Après des mois d’allers-retours au commissariat, de menaces de son propriĂ©taire et de vaines procĂ©dures judiciaires, Djibril Diagne a dĂ» constater que l’eau avait Ă©tĂ© coupĂ©e dans son appartement de la banlieue de Dakar.
L’histoire de M. Diagne et de sa famille fait Ă©cho Ă celle de milliers de locataires prĂ©caires que les propriĂ©taires tentent d’expulser pour ensuite augmenter leurs loyers.
Depuis le 1er janvier, cet électricien sénégalais de 64 ans, sa seconde épouse et leurs cinq enfants se servent aux robinets municipaux pour se laver et faire la cuisine. Mais ils ne veulent pas quitter cet appartement plutôt vaste, bien que sombre, situé à une quinzaine de kilomètres du centre de la capitale sénégalaise.
Les locataires d’en bas et ceux d’en haut sont dĂ©jĂ partis, soupire le père de famille, assis dans le salon dĂ©fraichi de son logement, nichĂ© dans cette banlieue populaire oĂą les charrettes tirĂ©es par des chevaux croisent sur des routes en sable les ouvriers d’un chantier voisin.
ImplantĂ©e sur une Ă©troite pĂ©ninsule de 550 km2 (0,3% du territoire national), Dakar abrite 3,7 millions d’habitants, soit près du quart de la population sĂ©nĂ©galaise, estimĂ©e Ă 16 millions d’habitants.
Sous la pression conjuguĂ©e d’une très forte croissance dĂ©mographique, de l’exode rural et de la prĂ©sence dans un pays rĂ©putĂ© pour sa stabilitĂ© politique de nombreuses organisations internationales, Dakar s’est hĂ©rissĂ©e de grues et les loyers se sont envolĂ©s. Il manque 150.000 logements rien qu’Ă Dakar, selon le gouvernement.
Dans la grande banlieue, dĂ©sormais reliĂ©e par une autoroute au centre-ville et Ă la ville nouvelle de Diamniadio, ainsi qu’au nouvel aĂ©roport international Blaise Diagne, une maison qui se louait en moyenne 70.000 francs CFA (105 euros) il y a trois ans en vaut maintenant 150.000 FCFA (225 euros), selon des habitants, alors que le salaire minimum au SĂ©nĂ©gal est d’environ 75 euros.
Entre 1994 et 2010, la hausse des loyers dans la capitale a Ă©tĂ© de 115%, selon les dernières statistiques disponibles de l’Agence nationale de la statistique et de la dĂ©mographie, (ANSD), qui reconnaĂ®t que les plaintes de locataires sont devenues monnaie courante.
– ‘Une loi universellement ignorĂ©e’ –
En 2014, le Parlement sénégalais a adopté une loi pour alléger les charges des locataires les pauvres, premiers touchés par cette hausse des prix. Le texte mettait en place une réduction obligatoire de 29% des loyers inférieurs à 150.000 francs CFA (227 euros).
Mais elle n’a pas Ă©tĂ© suivie de l’effet escomptĂ©.
Car pour contourner cette règle, « les propriĂ©taires expulsent leurs locataires en affirmant qu’ils occuperont eux-mĂŞmes leurs appartements, puis ils les remettent en location Ă des prix plus Ă©levĂ©s », se dĂ©sole le prĂ©sident de l’Association de dĂ©fense des locataires du SĂ©nĂ©gal, Elimane Sall. « La demande est supĂ©rieure Ă l’offre et les gens en profitent », soupire cet instituteur.
Non seulement les dispositions de la loi sont « universellement ignorĂ©es », selon des experts interrogĂ©s par l’AFP, mais elles n’ont fait qu’aggraver la situation, estime l’avocat d’affaires Bassirou Sakho, qui qualifie « d’astronomique » le nombre d’expulsions dont il a eu connaissance.
Comme dans le cas de la famille Diagne, certains propriĂ©taires n’hĂ©sitent pas adopter des techniques abusives pour faire partir leurs locataires, comme les priver d’eau, dit l’avocat.
De novembre 2018 Ă octobre 2019, le tribunal de Dakar a prononcĂ© 5.079 avis d’expulsion, contre 463 avis contraires, selon des documents obtenus par l’AFP.
– ‘Plus de logements sociaux’ –
En justice, les locataires ont peu de chances de gagner, car de nombreux baux sont informels. Et beaucoup renoncent à se présenter devant les tribunaux, comme Pape Moussa Wade, 43, qui avait reçu en janvier une convocation après avoir refusé une augmentation de 20% de son loyer.
Pour Ă©viter d’onĂ©reux frais de justice, il s’est rĂ©solu Ă quitter son appartement sans attendre le jugement. « Les gens n’en ont rien Ă foutre des lois… Ils font comme ils veulent », peste M. Wade, qui en tant qu’agent immobilier peut pourtant se prĂ©valoir d’une bonne connaissance des règles du marchĂ©.
« Nous travaillons pour faire en sorte que les gens n’aient aucun problème pour accĂ©der Ă un logement dĂ©cent », a dĂ©clarĂ© en dĂ©cembre devant les dĂ©putĂ©s le ministre de l’Urbanisme, Abdou Karim Fofana. SollicitĂ© par l’AFP, le ministre s’est refusĂ© Ă tout commentaire supplĂ©mentaire.
Les abus vont dans les deux sens, souligne pour sa part un ex-diplomate sĂ©nĂ©galais, Ababacar Diop. Il explique qu’un de ses anciens locataires, un mĂ©canicien, avait signĂ© un bail pour un loyer de 100.000 francs CFA (150 euros) mais qu’après avoir payĂ© une caution et emmĂ©nagĂ©, il n’avait plus versĂ© un sous.
« Que faire? Je suis allĂ© au tribunal, j’ai gagné », explique M. Diop, pour qui la solution passe par la construction de plus de logements sociaux. Le gouvernement prĂ©voit d’en construire 100.000 en cinq ans dans le pays, dont une partie dans la rĂ©gion de Dakar.